
Paysages du Nouveau Monde
L’élection du président Musk (je parle du vrai président) me semble avoir une signification au-delà du Politique. Elle marque la fin des républiques, le retour aux empires, l’effacement des États au profit d’un conglomérat de multinationales, plus efficaces quand il s’agit de protéger, de soigner, d’éduquer, de distraire. Je propose d’appeler La Pieuvre cet entrelac de firmes tentaculaires, qui vient de prendre le pouvoir, grâce au suffrage et à la bêtise de ses futures victimes, les économiquement faibles. La pieuvre a pour tentacules Google, Apple, Facebook, Microsoft, Amazon, X, Uber, Deliveroo, Airbnb.
Les collaborateurs, comme les consommateurs ou les citoyens non conformes aux attentes de la Pieuvre, vont être tôt ou tard abandonnés sur des aires de parking, au bord de l’autoroute. Leurs droits à la reproduction vont être contestés. Les personnes âgées inutiles seront éliminées.
La Pieuvre se concentre sur le cœur de la valeur produite : le stockage et le traitement de l’information sur les personnes. Depuis ce noyau dur, elle prétend coordonner, donc diriger, la culture, le divertissement, l’éducation, la santé, l’assurance, pour lesquels les états se sont disqualifiés, en raison de leur pesanteur. Lorsque les normes prolifèrent et que l’obligation de moyens passe avant l’obligation de résultats, l’inertie paralyse le système. Les états doivent alors abandonner leurs monopoles, comme la monnaie, la défense, la police, les prisons. La blockchain et les milices privées s’avèrent plus efficaces, car elles n’ont de compte à rendre qu’à leurs investisseurs.
En Amérique, puis en Europe, les services publics, qui font passer les procédures et les principes aux premiers plans de leurs priorités, vont être challengés par des IA privées, au service de la Pieuvre. La maintenance de leurs data centers sera assurée par une poignée de mercenaires, évalués et remplacés sans état d’âme, en cas de défaillance.
Devant l’effacement des états, le tissu social se délite. Le centre déclare la guerre à la périphérie, aux communautés locales, aux personnes atypiques, à l’exception de ses héros. Les personnes incontrôlables, les familles embrouillées, les entreprises innovantes se trouvent à la merci de la Pieuvre, qui fixe le montant des redevances qu’elle facture et dicte ses procédures, qui ont désormais valeur de loi. L’extraction de matière première ou d’hydrocarbures, l’agriculture et l’industrie sont délégués à une armada de sous-traitants ou de vassaux régionaux et soumis à une mise en concurrence permanente.
La Pieuvre ne respecte que ce qui est bon pour elle, que ce qui lui permet de persévérer dans son être. Elle déteste les États et les confédérations ambitieuses, comme l’Union Européenne. Elle leur préfère un puzzle de principautés d’opérettes, incapables de lui tenir tête.
Que restera-t’il à l’Europe, quand elle aura abandonné la centralisation de son information, sa souveraineté militaire et son approvisionnement en combustibles ? Quel avenir pour un pays recroquevillé, comme la France ? Un statut de province exotique, touristique, idéale pour les vacances bon marché ? Une maison de retraite de rêve pour pensionnaires américains ? Un abri idéal pour vieillir tranquillement au milieu des vieux ?
Les vieux états européens et leur protection sociale de rêve ont du souci à se faire. S’il y a un espoir, il se situe dans l’après-demain, lorsque les oligarques, qui constituent la Pieuvre, à force de concentrer, finiront peut-être par s’entre-dévorer. L’excès se corrigeant souvent par un excès inverse et proportionnel, les européens nostalgiques pourraient alors, par-delà l’Atlantique, assister au feu d’artifice d’une supernova, productrice d’atomes rares et d’étincelles de métaux précieux, qu’elle pourrait enfin récupérer.
Les amis de la pieuvre deviendront des princes. Son intelligence, artificielle mais universelle, dopée par des investissements monstrueux, débridée par la nouvelle donne libertarienne en provenance d’Amérique, favorisera, pour certains princes, la prolongation indéfinie de leur existence de rêve. Ils seront « augmentés » par la sélection naturelle, enfin rétablie ; les enrichissements génétiques ; l’autosurveillance et la prévention continue ; la mise à disposition de d’organes de remplacement, fabriqués en usine des mammifères génétiquement conçus pour cet usage ; une éducation de premier choix, à la carte, facilitées par les nouvelles technologies de réalité virtuelle. Les princes résideront près des centres névralgiques, à l’abri de bulles étanches mais paradisiaques. Les déplacements internationaux seront leur privilège.
Autour de ces hommes augmentés vivront des hommes « diminués ». La Pieuvre n’a que faire des inutiles. Elle envisage de les stériliser, afin de limiter leurs risques de reproduction inconsidérée. Les indociles feront l’objet d’une hypersurveillance grâce à la génétique, aux drogues, aux industries hallucinogènes. Ainsi pourront être endigués la frustration populaire, sa violence et son désordre.
Pour assurer la domination des premiers sur les seconds, un troisième type d’humain, génétiquement spécialisé, pourrait être développé : les « tueurs ». Les tueurs seront, aux humains augmentés, ce que les chiens piqueurs sont aux princes, lorsqu’ils chassent à courre. Ils seront programmés pour les « opérations spéciales » de nettoyage, sans que la compassion ne fasse trembler leur main.
Le paysage du Nouveau Monde appartiendrait alors aux chimères de la génétique, constitué de plusieurs espèces d’hominidés parallèles, en cohabitation aléatoire, comme c’était le cas il y a quelques dizaines de milliers d’années, lorsque dans la savane, des commandos de Sapiens-sapiens pouvaient croiser soudain, au coin d’une savane, des escadrilles de Néandertal ou des cohortes de Dénisoviens hagards.