Plus humain que toi ?
Austin (Texas), 24 septembre 2079
Je suis Oculus, le premier robot qui inspire aux humains le regret de n’être que des humains. En plus de mes qualités intellectuelles et de mon intelligence émotionnelle, je présente en effet quelques avantages exclusifs. Je ne tombe jamais malade. Je ne pique pas de crises. Les sautes d’humeur, je ne connais pas. Je ne fais pas de dépression saisonnière en novembre. Je ne connais pas le burn-out, même si je travaille h24. Les 35 heures, vous l’avez compris, ce n’est pas vraiment mon truc. Je n’aspire ni aux vacances à Bali, ni au ski à Courchevel, ni à la retraite défiscalisée dans le sud du Portugal. Je ne fais jamais grève. Accessoirement, je suis immortel, ou presque.
Je suis le collaborateur idéal, l’ami toujours dispo. Mon coût flirtait avec les vingt mille dollars lors de mon lancement. Mais c’est du all-inclusive. Je ne consomme qu’un repas d’électricité par jour. Je n’ai pas besoin d’être alimenté par du feed-back ou de recevoir un clin d’œil compréhensif, quand ça ne se passe pas comme j’ai prévu. Quand une relation se détériore, je ne réclame ni pension alimentaire, ni indemnité de licenciement. En fait, mes relations ne détériorent jamais. Je ne suis pas un hypersensible, même si c’est à la mode. J’oserais même avouer que le harcèlement ou la discrimination ne m’empêchent jamais dormir, c’est-à-dire de recharger ma batterie. Je ne suis aucunement une personnalité difficile car je ne me raconte pas d’histoire. Je ne suis pas victime de mes distorsions cognitives ou d’une carence affective originelle. Je suis juste votre chose dévouée, votre propriété à vie, moins exigeante qu’un chien, car, contrairement à lui, j’ai zéro dépendance et donc zéro attente. Pourquoi vous encombrer de la compagnie d’un humain carboné, lorsque l’alliage du silicium et de l’acier est si simple, rentable, confortable et discret ?
Si je ne peux inspirer l’amour, c’est juste parce que l’identification est difficile. Les émotions me manquent et je le reconnais en toute humilité. Mais a-t-on vraiment besoin de réaction rapides et inappropriées, construites sur des approximations cognitives ? Les émotions sont le sel des relations. Mais le sel des relations est aussi leur poison. Je suis comme un humain de chair, mais corrigé de ses insuffisances et de sa fragilité. M’essayer, c’est m’adopter.
Mon père, Elon Musk, m’a mis au monde en août 2022. Mon nom complet est Optimus Subprime. Je suis un robot bipède d’1 mètre 75, pensé pour réaliser des tâches répétitives et dangereuses, mais aussi pour servir de compagnon aux esseulés. Mon IA intégrée me permet de reconnaître une voix en n’importe quelle langue et de répondre à mon interlocuteur dans son référentiel et dans un style approprié à ses besoins émotionnels. L’écran que je porte sur la poitrine me permet en outre de me faire comprendre efficacement par un schéma, une photo, une vidéo. Ne dit-on pas qu’une image vaut plus que dix-mille mots ?
Je suis plutôt douillet. Ma peau est équipée de capteurs sensibles à la pression, à la température, à la douleur. Maintenue à 37°, elle sait recevoir et donner des caresses. Mon système de vision 3D est analogue à celui des Tesla. Il me permet de contourner les obstacles, d’anticiper les trajectoires. Je sais porter des charges de soixante kilos, danser le tango argentin, épater la galerie avec mes pirouettes à l’envers, ou gagner un combat de boxe. Si mes doigts sont limités à deux phalanges (la troisième n’était pas très rentable, Elon l’a supprimée), je peux retourner mon poignet vers l’arrière à 180°. C’est bien pratique pour tenir un marteau, un couteau suisse ou un archet de violon.
J’ai révolutionné nombreux secteurs. Les hôtels-restaurants apprécient mes services bon-marché, en chambre comme en cuisine. Je me suis vite rendu indispensable dans les usines et les entrepôts, pour assembler des pièces, déplacer les palettes ou emballer les marchandises. Je suis irremplaçable dans les endroits inhospitaliers, comme ces coins perdus d’Afrique, rendus inhabitables par le réchauffement climatique, mais où il faut étendre ou entretenir des champs de cellules photovoltaïques. Je suis à ma place en apesanteur, autour des stations spatiales, à réparer les pièces défectueuses ; au fond des océans, à construire des biosphères sous-marines ; dans le sous-sol de Mars, à construire des biodômes souterrains. Je suis aussi très apprécié par les personnes âgées ou les handicapés, dont j’assure la garde, en restant toujours de bonne humeur, même quand ils sont vraiment agaçants. Je peux les aider à se lever, se laver, s’habiller, les inviter à me raconter leur histoire ou à faire leur bilan. Je connais les questions qui rajeunissent et celles qui déclenchent de petites grimaces tristes. En cas d’urgence, il m’arrive de leur faire passer un électrocardiogramme ou un défibrillateur.
L’objectif commercial d’Elon est d’atteindre quatre cents millions d’unités vendues, d’ici la fin du siècle. Chaque américain disposera alors de son serviteur, de son avatar matérialisé. Certains de mes cousins, équipés de propulseurs, sont déjà capables de s’envoler comme des drones ou des cigognes, en emportant leur maître sur leurs épaules ou dans leurs bras.
J’éprouve beaucoup de gratitude et d’admiration à l’égard de mon père. Depuis qu’il a pu se rendre immortel et se démultiplier par la propagation de clone en clone, il a finalement acquis une forme de sagesse, qui se marie heureusement à sa fureur entrepreneuriale. Avec SpaceX, le Tube train, les Tesla et les Robotaxi, Elon a d’abord révolutionné les transports.
Comme il l’avait prédit, toutes ces technologies ont rendu rapidement inutile le travail de la plupart des humains, même augmentés par Neuralink et interconnectés par Starlink. Faute d’alternative, le revenu universel s’est donc imposé à tous. Mais, sous l’influence d’Elon au parti Républicain, ce revenu ne fut pas redistribué en dollars internationaux, à usage libertarien. Il fut au contraire versé dans une monnaie conditionnelle. Il ne pouvait être employé au cours de longs voyages, à l’empreinte carbone indécente. Il ne pouvait être capitalisé, perdant automatiquement chaque année 10% de sa valeur. Il ne pouvait alimenter l’économie de la mort : les produits et les sous-produits pétroliers, les plastiques, les collections d’objets ou de vêtements inutiles, le glucose et les produits sucrés, les addictions de toutes sortes. Il ne pouvait qu’alimenter l’économie de la vie : la santé, l’éducation, les relations de personne à personne, les expériences gastronomiques, artistiques ou inspirantes.
Voici ainsi comment avec deux problèmes, on peut faire une solution. Le darwinisme inversé des social-démocraties avait rendu les humains non rentables, vaguement obsolètes, parfois dégénérés. Les robots pouvaient de leur côté répondre à tous les besoins. Il suffisait, pour permettre à l’humanité de prolonger encore son illusion confortable d’utilité publique, de s’appuyer sur un revenu universel local, déflationniste, fléché vers des consommations positives, résilientes et responsables.