Quand la démocratie atteint ses limites
Les événements complexes sont, par définition, difficiles à manier. Mais dans l’ordre des idées, ce qui est simple est presque toujours faux. Il est donc peu probable que l’effondrement planétaire, auquel il faut, dit-on, se préparer, soit la fois immédiat, total, universel, définitif. Le problème avec le futur, c’est que le futur, c’est long. Un abaissement général de la qualité de vie n’exclut ni les bulles de prospérité temporaires, ni les métamorphoses, ni les renaissances à grande ou à petite échelle. Après-demain sera peut-être plus souriant que demain, qu’hier ou qu’aujourd’hui. Car après tout, l’âge d’or universel n’a jamais vraiment existé non plus.
Il demeure que, de l’avis de plus de 9 scientifiques sur 10, la civilisation actuelle s’achemine vers une sorte de suicide, ou au moins de méga-transformation, qui pourrait s’épanouir dans la seconde moitié du 21ème siècle. Cette autodestruction créatrice s’inscrit au carrefour d’au moins sept tendances en interaction mutuelle, déjà bien engagées :
1. L’excédent monétaire, induit par l’endettement sans précédent des ménages, des entreprises et des États, est menaçant. Il ne peut se corriger que par un krach boursier (qui ruinerait les entreprises), une inflation galopante (qui ruinerait les ménages), une guerre mondiale (qui ruinerait les États les plus puissants) ou un alliage des trois.
2. L’accélération du changement climatique, avec les fièvres océanes d’El Niño dans le Pacifique sud, la disparition de la banquise en Arctique et de son albédo, la fonte imminente du permafrost et la libération du méthane enfoui dans le Grand Nord, va rendre inhabitable, avant la fin du siècle, la moitié des terres habitées.
3. L’effondrement brutal de la biodiversité est devenu une telle évidence qu’il ne provoque plus que de l’indifférence polie.
4. L’effondrement des ressources agricoles et halieutiques annonce le retour des grandes famines, auxquelles l’Histoire longtemps fut abonnée.
5. Les migrations de masse impliquées par tout ceci ne peuvent qu’alimenter des guerres ou des guerres civiles, qui ne peuvent, à leur tour, que renforcer tout ce qui précède dans un cercle sans fin.
6. L’intoxication générale de l’eau, de l’air ou des terres épuisées par le nitrate ou les particules fines, se compliquera bientôt par un triplement, d’ici 2050, des microparticules de plastiques dispersées dans tous les écosystèmes, avec tout ce que cela induit en termes de cancers ou de fécondité réduite.
7. La conscience humaine se laisse peu à peu engloutir et dissoudre dans les industries hallucinogènes, les univers virtuels ou les recommandations de l’Intelligence Artificielle, qui ne va plus tarder à prendre en main tous les leviers de commande.
L’espèce humaine a aujourd’hui d’autres chats à fouetter que d’établir l’égalité économique universelle, de maintenir le cours du CAC40 ou de l’Euro, de savoir si tel village d’Ukraine est encore occupé par les russes, de décider si on a le droit de porter un voile ou de prononcer un mot tabou dans une cour d’école. Tous les problèmes méritent qu’on s’y intéressent, mais il y a une urgence et des priorités. La question la plus importante aujourd’hui est de savoir comment s’y prendre pour éteindre l’incendie et sauver les restes de notre maison.
Une démocratie occidentale, assise sur un suffrage universel direct, ne peut techniquement pas traiter ce genre de problème, car la majorité des électeurs ne peut s’empêcher d’avoir une perception individuelle et à court-terme des priorités. La compétence requise par la projection dans le long terme et la manipulation de l’hyper-complexe, n’est pas à portée de main du citoyen lambda.
Il n’est pas impossible que cette fois, l’attitude adéquate ne puisse être adoptée que « despotisme éclairé » de style oriental, une Autorité Supérieure Planétaire, ASAP comme as soon as possible. Car pour construire une pyramide, il faut un pharaon. Après un ou deux siècles de culte de la liberté, il faut maintenant privilégier la sécurité, la régulation, la cohésion internationale, sans forcément d’ailleurs aller jusqu’à broyer complètement la liberté individuelle, qui, le moment venu, redeviendra dispensable pour remettre en marche la machine dans un nouveau parcours quantitatif. En attendant, une trentaine d’années qualitatives de réparation, de réinvention et de transformation ne seront pas de trop pour désencombrer l’horizon et restituer un avenir à l’avenir.
Il n’est pas interdit d’imaginer, le temps d’une génération, une gouvernance mondiale autoritaire mais scientifique, capable de remettre les choses en ordre, ou plus exactement de transformer l’ordre mondial en un ordre différent, capable au moins de survivre.
Une nouvelle constitution pourrait ainsi instituer un conseil fédéral de 10 membres permanents, chacun d’eux présidant le conseil pendant 6 mois, idéalement à la fin de son mandat. C’est un peu ce qui se passe en Suisse et ça fonctionne très bien.
Le président temporaire dispose alors du pouvoir de nommer les membres du gouvernement, qu’il préside également.
Deux membres du conseil sont renouvelés chaque année par un congrès, qui réunit deux chambres internationales : une chambre haute, au prorata corrigé de la population (comme au parlement européen), une chambre basse avec deux représentants par État-nation (comme au sénat américain). Un cinquième des effectifs de ces deux chambres est renouvelé lui aussi chaque année au suffrage universel mondial.
Un État-nation est représenté à la chambre basse dès qu’il dépasse une certaine population (un million d’habitants, par exemple). Si ce n’est pas le cas, l’État-nation peut s’associer avec d’autres États-nation pour atteindre le seuil.
Le gouvernement dispose de plusieurs capitales, distinctes des capitales nationales (Casablanca, Cape Town, Goa, Canton, Osaka, Melbourne, Lima, Montréal, Copenhague, Barcelone, etc.). Nomade, il change de siège tous les cinq ans, à chaque nouveau mandat, avec cinq ou dix ans de préavis.
Des contre-pouvoirs efficaces sont organisés : organismes de surveillance ou de notation indépendants, cour des comptes, contrôlée par les chambres, cour internationale de justice entre États-nations, régions ou communautés locales.
Le principe de subsidiarité répartit les responsabilités au niveau de décision le plus bas possible :
– Les problèmes locaux (comme celui de l’embauche d’un enseignant ou d’un gardien de la paix) sont traités à l’échelon municipal ou intercommunal.
– Les problèmes ou d’infrastructures (hôpital, université, aéroport) ou juridiques sont traités à l’échelon régional ou national, en fonction de la taille de l’État-nation.
– Les questions internationales (écologie, santé, commerce international, fiscalité) sont traitées à l’échelon fédéral.
Un tel ordre mondial ne peut bien sûr qu’indisposer les roitelets, les oligarques, les rentiers et les mafias. Il a peu de chance de s’imposer depuis le haut. Les révolutions se font d’ordinaire depuis le bas, après un cataclysme ou une guerre mondiale. La première guerre mondiale a institué la fin des empires héréditaires, l’impôt sur le revenu, les premières organisations internationales, comme la SDN. La deuxième guerre mondiale a imposé la décolonisation, l’État-providence, un embryon de gouvernance mondiale : ONU, OTAN, Union Européenne, BRICS, Organisation Mondiale de la Santé, Organisation Mondiale du Commerce. A chaque guerre mondiale l’humanité progresse comme une valse : un pas en arrière, deux pas en avant. Une troisième guerre ne devrait pas tarder, entre l’Ukraine et Taiwan, entre la Chine et les USA, entre l’Orient et l’Occident, et leur modèle de société : d’un côté, la cohésion et la responsabilité, de l’autre la liberté et l’innovation.
Bien entendu comme toujours il y aura des exceptions, des neutres, des non-alignés, par mauvaise volonté ou par incapacité. Comme à la fin de l’Empire Romain, qui reste une référence en matière d’effondrement, il faudra distinguer alors l’Empire, qui aura réalisé son intégration, et la périphérie « barbare », zone de non-droit, laboratoire d’expérimentations sans contrainte, îlot d’enfer, parfois étrangement paradisiaque, aux portes de l’union normée.